Un article de Aleivan
Concevant et mettant en scène une réalisation de fantasme : rendre ardent, sensuel l’au-delà du principe de la vie, Didier Bétourné fait la preuve qu’un artiste ne crée pas la Beauté mais retire simplement tout ce qui l’occulte et empêche de la percevoir. Il ne fabrique pas, il gomme, ponce, dépouille pour qu’apparaissent sous les strates pesantes de la souffrance quotidienne la magie de l’amour et que surgissent dans la nuit de l’âme la petite lueur secrète du rêve...
Pas de paroles vides ! Mais à la marge un Récit.
Une Voix sort d’un espace transitionnel entre la scène et la salle : « Il était une fois... » Une fois, une seule peut être ! Mais qui donne un sentiment d’éternité... La neutralité et l’atemporalité du murmure suscitent la Chanson de Geste et permettent au drame de se déployer aussi lentement qu’amplement. Elle retient. Elle donne toute sa place à la légende... Alors se laissant entraîner au fil d’un des plus purs objets du désir, à l’écoute de cette Voix, chacun peut s’emplir de l’histoire oubliant pour un moment les méandres chaotiques de sa propre voie intérieure...
Pas de chansons ! La musique pure du Piano.
En devancements, en accompagnements, en échos à la signifiance du récit qu’elles enrobent d’émotions subtiles, abstraites les notes courent sur de multiples portées. Via des rythmicités virtuoses, les lignes mélodiques, emportées par la confusion des sentiments qui les inspire, ouvrent l’espace de la scène habitée par l’ambivalence humaine...
Pas de gestes ! Pas de mimes ! L’imaginarisation ébranle, ici et maintenant, le mouvement expressionniste et l’arrête lorsque, brusquement, il trouve le vif de son harmonie symbolique, sa vraie valeur d’acte subjectivant...
Pas de personnages, une personne ! Une femme seule plus qu’immobile, prostrée, envahie par l’immensité du chagrin qui l’accable.
Non, pas prostrée ! Alors quoi ? Plongée dans le souvenir ? Soumise à l’attente d’un avenir terrifiant d’incertitudes ? Prisonnière de l’entre parenthèses ?
Non, pas seule ! Alors quoi ? Animée par l’espoir de quelque chose ? Habitée par l’espérance de quelqu’un ?
Et puis les noirs menaçants de la pause lourde et sourde avant les « orages désirés ».
La culminance de l’émotion s’épanouit lorsque, affrontant vents et tempêtes, Lucie (Guénaëlle Jeulin) belle, sauvage, forte et tenace dans sa fragilité, laisse (et/ou fait ?) advenir l’Autre (Sébastien Marchal) beau, calme, élégamment inquiétant par sa familière étrangeté fantomatique, l’envoûtant Revenant nocturne qui, l’emplissant de sa présence absente, la révèle à elle-même éperdue, perdue de se trouver... Il donne, prend, brise. Mais comment savoir lequel accouche l’autre à la vérité de son être authentique ?
La montre s’arrête.
Comme après la note du concert qu’on voudrait n’être pas la dernière : silence !
Comme après l’amour (car c’est bien cela que chaque spectateur vient de faire), en suspens, retenu dans une espèce d’engourdissement magique, sauf à obéir au signe aussi mesuré qu’impératif (« Rideau ! L’aventure est terminée. Le mythe est consommé. ») de celui qui mène la danse depuis le début, Nosfératu, il est difficile, presque douloureux, d’applaudir à tout rompre car, précisément, c’est rompre, mettre un point final à la jouissance et casser le sortilège pour retrouver dans la rue la bruyante et banale réalité journalière.
Un moment de grâce claire obscure que ce spectacle !
Merci à Didier Bétourné. Merci aux deux comédiens. Merci au Piano (Sophie Lamour). Merci à la Voix (Sophie Latour)...
En passant du cinéma au théâtre la gageure est grande de si bien rappeler Murnau qu’on l’enfouit dans l’oubli comme pour en faire l’inconscient de l’œuvre nouvelle... Référence respectée d’une créativité bétournienne assumée. Parfaitement réussi le miracle d’un déplacement du cinéma en contrastes hugoliens noirs et blancs (avec cependant l’échelle de leurs nuances délicates gris souris), au théâtre en oppositions tout aussi violentes mais où se glisse entre le Noir de la nuit, la moirure corbeau des costumes et le brouillard des âmes, le Blanc émouvant des épaules nues de Lucie un en plus : le Rouge. Le feu magnifiquement passionnel de l’amour-amort : l’incarnat éclatant des lèvres désirantes et désirées de la jeune femme, la braise incandescente des regards échangés ! Et délicieuse coquinerie de l’humour un peu fou : la pourpre hautement symbolique du petit bitos de la pianiste posé sur sa blondeur pour retenir les excès échevelés de la vie triomphante...