L'héritière de Dracula.
Chapitre I
Mina
Whitby, le 14 avril 1930
Ruines de l'abbaye de Whitby fondée au VIIème siècle. |
J'écris ces mots qui me brûlent le cœur, alors que mon mari Jonathan est enterré depuis trois jours au cimetière de Whitby. J'ai pu obtenir pour lui une place dans le caveau de mes parents qui donne sur la mer. Son cercueil côtoie celui de mon père. C'est ce qu'il voulait et il y sera bien. Je le sens déjà.
Comme avril est beau ce soir. Les arbres qui longent l'allée du parc sont agités par un vent léger. Mon fils, Quincey, m'a parlé le jour de l'enterrement.
(à suivre)
Vue sur le cimetière de Whitby |
Ses derniers jours furent paisibles. Enfin, c’est ce que je crois. Il se levait parfois de son fauteuil pour aller jusqu’à la fenêtre de sa chambre. J’ai pensé qu’il contemplait le ciel. Mais en fait, il ne regardait rien. Ce qu’il voulait c’est me donner le change, pour me rassurer. Comme s’il fallait que sa mort prenne pour moi un sens qui n’était pas le sien ? Je lui souriais, il hochait la tête d’un air entendu, d’un air qui donnait à croire que nous nous comprenions alors que moi seule peut-être le comprenais. Si la mort l’appelait (‘’mourir est très long’’, me disait-il) c’est la solitude, elle, qui m’attendait. Elle est là aujourd’hui en ce jour de dimanche de Pâques, délicate et patiente, attendant que je traverse le temps du souvenir, pour mieux m’inviter à sa table. Se peut-il qu’un jour il n’y ait plus rien qu’elle, fidèle compagne au bout du couloir de l’oubli. Une tombe n’est rien d’autre qu’un trou de mémoire. Qui me disait donc cela ? Voilà que je ne sais plus, cela me reviendra sans doute.
Les fleurs renaissent au printemps. Il faudra que je demande au jardinier de veiller sur la roseraie. L’année dernière les roses ne furent pas aussi roses qu’elles l’étaient avant. Il faut se méfier des insectes. Oui, j’en parlerai au jardinier.
Voilà la nuit qui vient. J’aime la nuit, je l’ai toujours aimée. Elle aussi. On ne fait souffrir que ceux qu’on aime. La lune paraît au carreau. Il faut que je défasse mes cheveux.
J’ai dit à Quincey que son père souhaitait qu’il soit l’héritier de ce domaine que l’on m’a cédé il y a bien longtemps et dans lequel nous ne sommes, Jonathan et moi, jamais revenus ; depuis que les Bohémiens ont fuit après la mort de leur maître. Il n’a rien répondu mais il n’a pas dit non. Ce qu’il veut savoir est devant lui. Qu’il suive le chemin des loups et il saura d’où il vient. A présent que ses pères ne sont plus, il peut enfin être ce qu’il est : le seigneur en lambeaux d’un château en ruine.
La dernière fois que nous nous sommes parlé, je veux dire que mon mari m’a parlé, nous étions à table sur la terrasse.
(à suivre)
Portrait de Mina |
Il n’avait pas touché à son dîner, mais il avait fait remplir son verre de vin. Une maladresse de Pierre (Pierre est bien plus qu’un maître d’hôtel) fit qu’une goutte de vin se déversa sur la nappe. Pierre ne s’en aperçut pas. Jonathan ne le lui fit pas remarquer. Il attendit que son bon Pierre fût parti, puis glissa un doigt sur la nappe en formant les figures agitées qui semblaient celles d’un tableau abstrait, celui justement que nous avions vu à New York il y a deux ans lors d’une exposition sur la peinture américaine contemporaine et qu’il aimait tant. Je ne partage toujours pas son goût pour la modernité mais à présent je la comprends. Il aimait les œuvres sans passé. Au bout du bout inévitablement son doigt allait à la rencontre de la tâche. C’était comme écrit, inscrit dans l’ordre de sa distraction. Il croisa mon regard et me dit que j’étais belle. Puis il reprit la danse lente de son doigt, humecta sa phalangette et la porta à ses lèvres.
- C’est vrai que ce vin est bon, dit-il.
Je mangeais sans faim. Mes pensées me promenaient dans les rues de Manhattan. Il me semble que Paris, Londres, Venise et peut-être Tokyo, sont les quartiers d’une mégapole créés pour un avenir qui n’aura jamais lieu.
- Cette cité est celle d’un conte de fées à dormir debout.
- Ou d’un château hanté, dis-je. Je m’en voulus, non pas pour la référence à cet autrefois que nous n’évoquions jamais, mais bien parce que mon allusion n’était concevable que si sa mort était prochaine. Il sourit.
- Quelque chose de demain a traversé votre regard, ma Mina, dit-il.
Demain est plus proche qu’hier. Le présent glisse dans mes doigts comme l’eau qui coule, comme le sang qui s’échappe d’une plaie qui ne cicatrisera jamais. Pourquoi faut-il que nous aimions les hommes qui ne ressemblent à personne ? Pourquoi faut-il que leurs désirs attisent les cendres d’un feu ancien aussi vieux que le monde, aussi vieux que ces étoiles qui brillent ici, alors qu’elles se meurent là-bas ?
Dans le grenier de la maison de mon père il y avait un coffre et dans ce coffre un théâtre de marionnettes. Il était en bois peint de couleurs vives.
Nous nous sommes rencontrés, Jonathan et moi, sur une scène improvisée dans le parc de la propriété des Westenra. Un cirque ambulant y donnait son spectacle par la grâce du tuteur de Lucy. Vint alors un homme d’arme dont le visage était masqué. Il demanda de l’aide. ‘’Dans l’assemblée, une femme, une seule, pourrait-elle faire confiance à un homme d’épée ?’’ Nous vivions à Whitby bourgeoisement, et l’épée depuis fort longtemps n’était plus de mise. Il lui fallait une bonne âme pour faire son numéro. J’attendis qu’une dame se proposât. Lucy était tentée, mais sa condition ne le lui permettait pas. Elle m’invita d’un sourire à faire le saut. Lucy était ravie. Elle était comme une sœur pour moi. Jamais elle ne me fit sentir la différence de nos conditions. J’étais la fille de la maison du gardien, elle était fille d’un palais. Aujourd’hui qu’elle est morte, c’est moi la maîtresse des lieux. Je suis née pour être l’héritière de ceux que j’ai aimés.
J’aimais me recueillir dans le grenier de mon père. C’était un jardin secret qui donnait sur le ciel. Par la lucarne je voyais ce que je voulais, les cieux sont inaccessibles mais dociles ; ils se prêtent avec indifférence à nos caprices. J’avais pour compagnons les enfants du coffre, des poupées de chiffons. Le temps avait écaillé leurs visages de carton, leur donnant des expressions nouvelles. Leurs robes elles aussi avaient subi les outrages de l’abandon. Le bleu, le rouge, le vert des tissus mangés par les mites et l’humidité étaient délavés, mais nul doute ne subsistait en moi ; elles étaient bien encore elles-mêmes, vieillies certes mais toujours vivantes. Je me racontais des histoires, mon théâtre était le théâtre de la Lune. Je rêvais à travers lui de drames qui me bouleversaient. Oh ! ma mère, pourquoi faut-il que je ne vous aie pas connue ? Tout aurait été plus simple, c’est vous qui m’auriez raconté des histoires, et c’est moi qui me serais endormie sur vos genoux. Mon père venait parfois me rendre visite dans le grenier. Il ne disait rien mais il réparait mes poupées. Je lui donnais la représentation de mes mystères. Il riait doucement, essuyait parfois une larme sur sa joue d’un revers de la main. Quelles étaient belles ses mains, larges, puissantes et bonnes, travaillées par la terre, la tourbe et l’engrais. De ses mains-là naissaient les plus jolies fleurs du monde. Sa femme mourut en me donnant la vie ; depuis lors, il rechercha le paradis. Lorsque je vois le jardin qui s’étend jusqu’à la mer, je sais qu’il l’a trouvé.
Je me décidai enfin à monter sur scène. L’homme masqué me salua.
(à suivre)
Sous la lumière, je distinguais son regard. On eût dit celui d’une bête traquée. Il me mit une bougie allumée dans la main que je devais tendre devant moi. Le noir se fit, seule la petite flamme dansait au-dessus de mes doigts. Il y eut un roulement de tambour puis plus rien que le silence. Je ne tremblais pas, c’était lui qui tremblait. Il m’aimait déjà et c’est pour cela que j’avais confiance. Cela se sentait, il n’avait pas pour habitude de douter. C’était donc la première fois qu’il aimait. Il leva son sabre qui luit sous la lune et fit mouche. La flamme de la bougie fut décapitée à l’instant même où la scène s’illumina. Le public applaudit. J’étais sauve. Il me baisa la main. Ses lèvres étaient douces et c’est ma main qui trembla. Lucy ne se lassait pas de me sonder.
- Alors, qu’advient-il de ton soldat de plomb ?
Et elle riait.
- Tu vois, disait-elle, il y a deux sortes de femmes, les romanesques pour qui il faut écrire des histoires, et les romancières qui les écrivent pour les autres. Tu as la meilleure part, Mina. C’est ainsi. Alors que ma vie de coquette est sans avenir, la tienne, elle, ne fait que commencer. Moi, je plais, séduis et agace, par ennui sans doute, ou plus certainement par impuissance. Je veux tout faire pour l’autre, tout, sauf ce qu’il faudrait, me laisser faire. Les hommes que j’émeus ne sont émus que par eux-mêmes, et n’ont au fond, rien à faire de moi. Ma raison m’a coupée de mes sentiments, et je crains d’avoir été un jour aveuglée par le Soleil de mon tuteur.
Une semaine ou deux passèrent. Qu’il est doux de rêver. Le bon
Dr Seward avait toutes les patiences avec moi. Il savait se taire et plus que tout autre, écouter. Il était amoureux de Lucy, amoureux privé d’espoir mais amoureux cependant. Il s’abîmait dans le travail. Il était le médecin des fous et dans sa clinique de Carfax il vouait sa vie aux âmes en peine. Il demeurait discret sur la nature de ses recherches où il était question de l’absence d’amour comme cause de tous nos maux.
- Non, ce n’est pas la pauvreté contre laquelle il faut lutter par ailleurs pour un monde plus juste, (le Dr Seward n’était pas apprécié de ses pairs), mais bien contre la misère affective, disait-il.
Monsieur Hawkins, le tuteur de Lucy qui se disait son ami, demeurait sourd à ces propos qu’il considérait comme des élucubrations d’un autre âge.
C’est alors qu’intervint dans ma vie l’amour, sans que j’en fusse avertie. Le Dr Seward avait pris sous sa bienveillance un jeune homme du nom de Jonathan Harker. Il était étranger à notre ville, mais il fut le bienvenu. John, le Dr Seward, lui avait trouvé un travail à la morgue de l’asile. Il était le gardien des morts avant qu’ils ne soient enterrés. Mais bientôt ce protégé se révéla un homme de bonté en créant une annexe pour les orphelins dans les lambris de Carfax, avec le soutien de son protecteur. Il y accueillait tous les laissés-pour-compte venus d’ici ou d’ailleurs. De toutes parts, des âmes de bonne volonté se joignirent à lui et donnèrent alors une dimension insoupçonnée à son projet.
J’étais occupée à ma charge de sœur de compagnie de Lucy et puis monsieur Hawkins n’aurait pas voulu que je vole de mes propres ailes. Je déposais cependant, le soir, des panières de vivres à la porte de l’orphelinat que j’achetais avec mes deniers. Cela me coûtait car j’avais obtenu de l’homme d’arme des rendez-vous nocturnes pour qu’il m’enseignât l’art de l’épée, enseignement qu’il me faisait payer un prix exorbitant pour ma maigre fortune. Cela se passait à minuit, les jours impairs de la semaine, dans une grange attenante à l’asile, près du lac de Carfax.
*
Cela me coûte et pourtant il faut que je le consigne. Il y a des choses dont on ne se remet pas malgré toutes les beautés du monde. Mon père était tout pour moi. Que n’aurais-je fait pour mériter l’amour qu’il me donnait sans partage. J’avais dix-huit ans. J’étais montée au grenier, riche de bonnes résolutions comme celles qui nous viennent les jours d’anniversaire. Oui, j’allais dire adieu à mon théâtre d’ombres et ranger mes poupées. Le jour touchait à sa fin. Me vint alors l’envie de célébrer une dernière fois un mystère, et me voilà agitant mes marionnettes sur la scène. Il y était question d’une sombre histoire qui me venait dont ne sait où, mais qui cependant je le sentais, disait l’avenir. J’entendis un bruit dans l’escalier. Des bruits, il y en a toujours ; ce sont les bruits de la vie, mais celui-là était comme une fausse note. Je n’y prêtais pas attention, toute absorbée par mon drame, mais celui-ci revint ; quelqu’un montait l’escalier doucement et ce n’était pas mon père, son pas se voulait léger, mais la charge, l’intention qui guidaient ses pas étaient funestes. L’homme se tenait à présent derrière la porte ; je dis que c’était un homme car je le savais à la façon dont il retenait son souffle. Je dis :
- Entrez, ne restez pas là, entrez je vous en prie.
Et il entra. Il s’assit sans un mot au piano qu’il ouvrit. Il posa ses mains sur les touches. Mon cœur battait très fort dans ma poitrine. Il finit par dire :
- Continuez, continuez, je veux connaître la fin de l’histoire.
- Mon histoire parlait d’un jeune vagabond, dormant dans la forêt, non loin d’un vieux moulin à eau près d’un marais, où s’en allait mourir un ruisseau. Cet homme était attaqué par une ombre au cœur de la nuit.
Voilà, j’en étais là de mon sombre drame lorsque l’intrus fit irruption dans le grenier.
(à suivre)
La terre de Whitby avant les falaises. |
Quand je me rendis à minuit à la grange pour rejoindre mon maître d’armes il pleuvait. Des torches de feu éclairaient l’enclos. L’homme masqué m’attendait. Il me tendit la branche d’un arbre qu’il avait coupée pour moi.
- A présent danse, me dit-il.
Et je me mis à danser.
- Envahis l’espace.
Et je parcourus en tous sens la terre battue.
- Arrête-toi maintenant et cherche. Où est ton adversaire ?
- Il est dans l’ombre, répondis-je, mais je ne vois aucune ombre.
- Alors, chante ! dit-il,
Et je chantai. Me vint une comptine que je fredonnai à voix basse. On entendit les battements d’ailes d’un oiseau pris dans les soupentes.
- Le voilà l’ennemi, dit-il encore, en lançant un couteau qui se planta dans la gorge du volatil.
Il tomba à mes pieds. C’était une buse.
- Pourquoi ? dis-je, cet animal n’était pas dangereux.
- Lui, non, mais ce qui le faisait fuir oui. Lève la tête et regarde.
Je levai la tête, et dirigeai mon regard vers la poutre élevée qui tenait l’édifice ; il n’y avait rien.
- Je ne comprends pas, dis-je enfin, il n’y a personne ici.
- A présent oui, il n’y a plus personne.
- Qu’était-ce alors ?
- Mais ce qui a fait fuir l’oiseau, dit-il ; c’est toujours la proie qui trahit le prédateur.
- Je vous ai donc trahi ? dis-je en partant.
Il ne répondit pas.
*
L’histoire des hommes est peuplée d’objets. J’avais autour du cou un médaillon que mon père m’avait donné comme l’avait voulu ma mère, si l’enfant à venir était une fille. Ce médaillon, elle le tenait, selon ses dires, d’un joaillier de la ville épris d’elle, qui l’avait racheté à une dame qui revenait d’un voyage en Europe de l’Est où un seigneur de guerre, émut par sa beauté, le lui avait offert. Mon père y avait gravé mon portrait.
Un soir que je déposais des vivres à la porte de l’orphelinat le fermoir du médaillon céda sans que je ne m’en aperçoive, et tomba dans la panière. Le temps passa, un mois peut-être, lorsque pour les vingt ans de Lucy, monsieur Hawkins donna une fête dans les salons de la propriété des Westenra. Le Dr Seward avait réservé la première danse à Lucy, mais ce fut Sir Arthur Holmwood qui la lui vola. Je n’ai jamais su aimer cet Holmwood-là. Ses airs suffisants de petit maître imbu de lui-même me glaçaient le sang.
Je sentis soudain deux mains se poser sur mes épaules découvertes ; Lucy m’avait prêté une robe trop décolletée à mon goût, mais si élégante que je n’avais pas résisté bien longtemps. Elles tenaient le médaillon qu’elles refermèrent avec délicatesse autour de mon cou, puis longeant mon corps, me retournèrent et je me surpris à danser dans les bras de Jonathan Harker. Il dansait bien, trop bien peut-être pour un homme aussi jeune. Il dansait comme un danseur d’autrefois. Il y avait dans la salle commune chez mon père, un tableau, ou plutôt une gravure, dont la présence était incongrue. Tout était simple ici, noblement fonctionnel, mais cette gravure tranchait par sa préciosité, son raffinement diraient certains. Sans doute venait-elle de ma mère. En toile de fond, on devinait une scène de bal. Au premier plan un couple dansait la valse. Il suffisait que je pose les yeux sur eux pour entendre l’orchestre. La femme était jeune et jolie dans sa robe de dentelles ; lui était superbe, sanglé dans son costume d’apparat. Il se tenait droit sans être raide, il semblait ne danser que pour libérer une place à sa partenaire. Il faisait le vide autour d’elle, s’effaçant pour mieux la laisser danser. Enfant, si j’ai admiré les hommes, c’est à cette chronique que je le dois.
(à suivre ....)
Il dansait bien, disais-je. La soirée était belle, Lucy est fille du printemps, comme moi, mais il y a plusieurs mois dans une saison. Les balcons étaient ouverts et mon cavalier, de rondes en rondes nous mena jusqu’à l’un d’entre eux, qui donnait sur la terrasse. Nous y fîmes une petite halte en contemplant le jardin sous la nuit claire.
Je n’ai jamais aimé la nature ; les jardiniers sont des êtres extraordinaires, me dit-il après un silence.
C’est mon père…, dis-je sans achever ma phrase.
C’est que je vous aime, dit-il en poursuivant le fil de ses pensées.
C’est que je vous aime aussi, dis-je en poursuivant le mien.
- Je vous dérange peut-être ?
Arthur était là.
- Je vous cherche depuis une heure, sans vous trouver. J’allais renoncer lorsque monsieur Hawkins m’a dit que vous preniez l’air sur la terrasse avec ce monsieur. Quel nom déjà ?
Et il claqua deux doigts comme agacé de l’avoir oublié.
- Je suis Jonathan Harker et je travaille à l’asile pour le Dr Seward, répondit Jonathan.
- Permettez que Holmwood, sir Holmwood invite la demoiselle à danser ! Quelque chose d’un ange passa dans le regard de Jonathan, mais d’un ange noir.
- Je disais à mademoiselle que je l’aimais, dit-il enfin.
- Une danse sera donc nécessaire pour qu’elle y songe.
Et il me raccompagna au salon.
Je m’étais laissée faire pour mettre un terme à l’indélicatesse, et je m’en voulus aussitôt. Je me retournai pour lever l’ambiguïté mais Jonathan avait disparu. Je fus bonne pour me faire écraser les pieds par le fâcheux.
- Harker…, Harker…, mais je ne connais que ce nom-là ! Appartiendrait-il à la famille des Leslie-Harker ? Non je ne le pense pas, ses manières ne sont pas les leurs. Mon père connaissait très bien les Leslie-Harker qui vivaient en Suisse à Genève. Ils avaient un fils de mon âge mais son prénom pour l’heure m’échappe… Jack, oui, ce doit être Jack. Enfants, nous jouions à la guerre quand nous venions leur rendre visite dans leur demeure qui surplombait le lac. Il se destinait à une carrière militaire. Qu’est-il devenu ? Mais quelle importance, puisque vous êtes dans mes bras. Renoncez à ce malotru, vous méritez mieux. Des partis plus avantageux se présenteront bientôt à vous, votre joliesse vous y destine.
Je fus délivrée par le Dr Seward qui quitta la compagnie de Lucy pour m’inviter à danser. Je n’aurais jamais assez de mots pour dire combien cet homme est le meilleur des hommes. A présent, Lucy valsait dans les bras de Sir Holmwood…
*
- Comme elle est romanesque votre histoire ; elle dit si bien ce que vous ne savez pas, mademoiselle.
Et l’homme joua sur le vieux piano droit du grenier dont quelques touches avaient sauté. Il sonnait faux, mais il en jouait de façon remarquable.
- Il faut une triste fin à votre histoire, si la musique est triste. Racontez-là comme je la veux.
J’étais pétrifiée. Ma gorge était sèche, et je ne pouvais plus articuler un mot.
- Si vous vous taisez, c’est moi alors qui vais vous la raconter : « L’agresseur vint à bout du rôdeur qu’il noya dans l’étang. Puis plus tard par un jour comme aujourd’hui, il monta l’escalier de la maison d’un garde-barrière jusqu’au grenier où une jeune fille jouait à la poupée… ».
Je me levai, il me barra la route. Il reprit son récit :
- « Elle fit un geste pour se défendre mais en vain. Il mit la main à son corsage (ce qu’il fit en même temps qu’il le disait) et déchira ses dentelles… »
Mon père entra alors en forçant la porte. L’homme fut renversé par le battant et roula à terre pendant que je tombais sur le coffre. Il se trouva qu’une épée traînait sur le sol. L’homme la prit et menaça mon père qui avança cependant. L’homme se fendit, blessa mortellement mon père et s’enfuit. Cela se passa si vite que j’en demeurai interdite. Mon père était encore debout, il retira l’épée qui était restée figée dans sa poitrine, ferma les yeux et s’effondra. C’est cette épée que j’ai utilisée plus tard pour que mon maître d’arme m’apprenne à m’en servir. Je me suis demandé longtemps quel aurait-été le présent que ma mère m’eût fait si elle avait mis au monde un garçon. A cet instant je le sus.
(à suivre ...)
J’avais dit à Jonathan que je l’aimais et rien n’était plus vrai. Et cependant quelque chose en moi avait mis à distance cet amour. Je l’avais déposé sur ma table de chevet comme un objet sacré, trop peut-être. Il avait suscité en moi comme un devoir de désir, une nécessité de tendresse qui excluait pour l’heure la passion. A cet homme pourvu de toutes les qualités de cœur, ma raison se rendait. Mais ma féminité, qu’en était-il de ma féminité, de cette part d’égoïsme sans laquelle aucun amour ne peut survivre au temps sans renoncer à la grâce ? Etais-je à ce point là flétrie par l’homme au piano qu’un songe ambigu sourdement survolait le lac embrumé de Carfax pour me porter dans les bras d’un homme d’arme au visage inconnu ?
Je revis mon tendre Jonathan qui me témoignait tant d’attentions que j’en demeurais confuse. Il ne demandait rien et je ne pouvais rien lui offrir. Chaque fois que je voulais lui céder, un nuage passait dans le ciel. Mes nuits étaient devenues le tremplin de ma folie. Je n’avais de cesse que de faire des progrès dans le maniement des armes et j’en faisais. Chaque nuit à présent nous croisions le fer dans la grange. Au petit matin les torches éteintes faisaient place aux premières lueurs du jour et nous surprenaient épuisés mais ravis. Nous nous quittions sans un mot.
Un soir sous ma fenêtre, alors que je m’apprêtais à partir à la grange j’entendis un petit vacarme. Je mis un châle sur mes épaules et montai au balcon. Jonathan s’affairait à tirer un piano d’une charrette. Il y parvint non sans difficulté. Il s’assit sur un tabouret qui traînait là et commença à interpréter une pièce musicale qui m’était inconnue. Ses doigts couraient sur le clavier comme les oiseaux au-dessus du lac. Minuit sonna. Je criai :
- Je dois partir !
Mais la musique couvrait ma voix. Je descendis du balcon, mon épée à la main et me trouvai face à mon troubadour.
- Il faut savoir choisir, me dit-il, sans arrêter de jouer.
Je m’enfui. Je courais à présent le long de l’eau. La grange que je devinais sous les arbres brillait de mille feux sous la lune. Je ralentis mes pas. J’étais essoufflée. Je me retournai, Jonathan était toujours au piano. Je percevais encore les accords inspirés de sa plainte. Je finis par pénétrer dans la grange. Il n’y avait personne, mon châle tomba de mes épaules et je me surpris à me battre avec le vent. Quand enfin je m’arrêtai je le vis dans l’embrasure de l’entrée. Son ombre le dépassait jusqu’à m’envahir.
- Il faut savoir choisir ! me dit Jonathan, en tirant son épée.
Le masque était tombé.
- Ecartez-vous de mon chemin, dis-je d’une voix que je ne me connaissais pas, et je partis.
Il y avait une barque qui flottait doucement sur la rive. Je pris les rames et traversai le lac. Au loin face à moi la demeure des Westenra semblait comme un château dans la brume.
J’entendis derrière moi crier Jonathan :
- Quel que soit le chemin que vous emprunterez Mina, il vous mènera jusqu’à moi.
J’appris le lendemain qu’il avait tenté de mettre fin à ses jours en embrasant la grange avec les torches. Ce fut le Dr Seward alerté par les flammes qui vint à son secours et le délivra de son bûcher.
Le temps passa. Un jour le Dr Seward vint me voir dans la maison de mon père où je vivais seule. J’avais préparé le thé. Il s’assit à la table.
- Lucy se languit de vous, dit-il enfin, en reposant sa tasse sur la soucoupe. En fait tout le monde se languit de vous Mina, reprit-il. Je fermai les yeux.
- Comment va-t-il ? demandai-je alors.
- Mal ! j’ai été contraint de l’enfermer à l’asile après qu’il eut rossé quatre de mes infirmiers. Jonathan est doté d’une force prodigieuse. Les examens ont montré qu’il était hémophile. Le moindre sang versé pourrait lui être fatal. Nous l’avons échappé belle. Mais son malheur est plus grand que son mal. Pourquoi ne pas venir le voir ? C’est vous qui pouvez le sauver de sa mélancolie, pas moi.
Et le Dr Seward me demanda la permission de se retirer.
Je me rendis à minuit à l’asile de Carfax. Le portier tenta de me dissuader d’entrer :
- Mademoiselle Murray, il n’est pas raisonnable de rendre visite aux patients à cette heure tardive.
- Il en va de la vie de monsieur Harker, répondis-je d’une voix ferme.
Je le suivis dans les couloirs lugubres de la bâtisse. On entendait les lamentations des malades derrières les murs. Le portier s’arrêta devant une porte blindée.
- Je veux entrer seule et que vous refermiez la porte, dis-je décidée.
Le portier s’exécuta. La pièce baignait dans une pénombre bleue. J’ôtai mon capuchon et laissai tomber à mes pieds ma capeline. Nos deux épées étaient dans ma main. Jonathan se tenait devant moi sans un mot.
- Puisque le chevalier d’opérette veut mourir, faites-le en chevalier cependant. Prenez votre épée et mourez l’arme à la main ! lui dis-je.
Il prit l’arme et nous nous bâtîmes comme jamais. Il finit par m’arracher la rose que je portais sur mon sein d’un revers de lame que je ne lui connaissais pas.
- Imbécile ne comprends-tu pas que je t’aime, dis-je dans un souffle.
- Il me semble que nous venons de naître, dit-il en m’embrassant.
*
Ses derniers jours furent paisibles disais-je. C’est ce soir-là, après avoir feint de regarder le ciel, qu’il me parla. (fin du premier chapitre)
Jonathan s’assit sur le fauteuil. Il m’avait donné, il y a longtemps, son journal que j’avais conservé dans mon secrétaire, sans pourtant le lire. Selon ses propres dires, ce journal relatait les péripéties de son voyage d’affaires dans les Carpates lorsqu’il était agent immobilier de la Hawkins Corporation à Whitby. Ce voyage m’avait suffisamment contrariée à l’époque pour que je n’aie eu aucune envie de le consulter. Cet ouvrage ne s’adressait pas à moi, mais à lui-même. Je n’aime savoir des êtres que ce qu’ils jugent bon de me dire de vive voix ; le reste m’indiffère. Il existe pour moi plusieurs cercles à l’intimité, et l’intimité individuelle ne saurait se confondre à celle d’un couple. Ce que l’on met dans le langage prend une importance nouvelle par le seul fait d’être dit, et je préfère sauver la relation que de me perdre dans l’obsession de je ne sais quelle inhumaine réalité qui au fond travestit la vérité.
Mais ce que Jonathan avait à me dire prenait un tour différent. Il tenait à le faire ; c’était certain et ce faisant, il eut été de mauvaise grâce de ne pas l’écouter. Je m’assis donc à mon tour dans la bergère et souris. Il me sourit à son tour et nous nous tûmes pendant que Pierre achevait de desservir la table.
Il parla enfin :
- Il me semble ne pouvoir m’exprimer que dans des langues qui me sont étrangères. Parler pour moi représente un effort que vous ne sauriez imaginer. J’ignore tout de la spontanéité, et pour me dire il me faut traduire dans la langue de l’autre des pensées qui me viennent dans une langue que je ne peux me formuler, mais qui malgré moi me sert de référence. Il en résulte que je n’existe que par un langage personnel qui laisse à croire que j’ai quelque poésie alors qu’il n’en est rien.
Je suis né aveugle, vraisemblablement. Mais je ne l’ai su que plus tard car je ne savais pas que l’on eu pu voir. Ainsi, les liens que j’établissais avec le monde devaient beaucoup à mes sensations. Je ressentais voilà tout, et je ne soupçonnais pas qu’il put en être autrement.
Ma première maison fut un orphelinat et comme nos maîtres nous appelaient des orphelins, je croyais que mes camarades étaient mes frères et que ma mère avait pour nom Orpheline. Ce nom je l’aimais bien, et quand on me lut plus tard la légende d’Orphée, je compris qu’il me faudrait faire un tour aux Enfers pour retrouver les miens.
Cet orphelinat se situait près de la ville de Bistrita, non loin de la route qui grimpait le long de la dépression de Dorne jusqu’au col de Borgo, aux Monts Rodna qui dominaient la vallée. Bistrita est une curieuse cité médiévale, plus allemande que roumaine, où se mêle une population composite d’origine roumaine, hongroise et sicule. Les Sicules revendiquaient un héritage d’incontestable cruauté puisqu’ils s’affirmaient les descendants des Huns. Du haut des remparts croulants de la vieille ville, il apparaît aux moins avertis que Bistrita dut être une puissante place forte, aux marches de la Transylvanie, et son immense place du marché, cernée de maisons bourgeoises de style baroque allemand, aux crépis de couleurs, témoigne de l’importance de cette cité marchande, carrefour des voies commerciales qui, passant par la Transylvanie, menaient en Pologne et en Bohême, au Nord, en Moldavie à l’Est.
L’orphelinat de Rodna se situait donc dans les montagnes à près de deux mille mètres d’altitude, là où les neiges sont éternelles. Il était tenu par des moines trappistes qui consacraient tout leur temps à la prière. Ce sont des clarisses qui s’occupaient de nous.
Mes premiers vrais souvenirs me renvoient toujours à ma cellule. Je sens encore le lit de bois, la table, la chaise et le prie-Dieu qui composaient mon univers, mais plus encore les carreaux au-dessus de la porte qui donnait sur le couloir du dortoir. Le soir, un moine nous enfermait de l’extérieur en poussant un petit loquet. La sœur qui veillait sur nous la nuit, faisait des rondes à intervalles réguliers. Son pas était léger. Nous nous levions à cinq heures. L’ordre du jour était toujours le même. Nous courions dans les jardins du monastère, puis nous allions faire notre toilette dans une bâtisse aménagée à cet effet. Une collation nous était servie dans le réfectoire. J’entendais le bruit des couverts dans les bols et la voix « d’un grand » lisant la bible. Avant de rejoindre la salle d’études, nous faisions une halte à la chapelle. J’aimais tout particulièrement ces instants de paix. Le silence qui régnait aiguisait mes sens. Il y avait ici comme une présence, une présence de femme, et je m’étais convaincu que cette femme était ma mère. C’était une dame de pierre que rien ne semblait émouvoir. Elle portait de longs voiles qui lui couvraient le corps. Combien de fois l’ai-je doucement caressée en secret, sans qu’elle ne prononce le moindre mot. La mère muette avait accouché d’un enfant aveugle et dans mon imaginaire il n’y avait rien à redire à cela.
Bâteau quittant le port de Whitby |
CHAPITRE II
J o n a t h a n H a r k e r
J o n a t h a n H a r k e r
Jonathan s’assit sur le fauteuil. Il m’avait donné, il y a longtemps, son journal que j’avais conservé dans mon secrétaire, sans pourtant le lire. Selon ses propres dires, ce journal relatait les péripéties de son voyage d’affaires dans les Carpates lorsqu’il était agent immobilier de la Hawkins Corporation à Whitby. Ce voyage m’avait suffisamment contrariée à l’époque pour que je n’aie eu aucune envie de le consulter. Cet ouvrage ne s’adressait pas à moi, mais à lui-même. Je n’aime savoir des êtres que ce qu’ils jugent bon de me dire de vive voix ; le reste m’indiffère. Il existe pour moi plusieurs cercles à l’intimité, et l’intimité individuelle ne saurait se confondre à celle d’un couple. Ce que l’on met dans le langage prend une importance nouvelle par le seul fait d’être dit, et je préfère sauver la relation que de me perdre dans l’obsession de je ne sais quelle inhumaine réalité qui au fond travestit la vérité.
Mais ce que Jonathan avait à me dire prenait un tour différent. Il tenait à le faire ; c’était certain et ce faisant, il eut été de mauvaise grâce de ne pas l’écouter. Je m’assis donc à mon tour dans la bergère et souris. Il me sourit à son tour et nous nous tûmes pendant que Pierre achevait de desservir la table.
Il parla enfin :
- Il me semble ne pouvoir m’exprimer que dans des langues qui me sont étrangères. Parler pour moi représente un effort que vous ne sauriez imaginer. J’ignore tout de la spontanéité, et pour me dire il me faut traduire dans la langue de l’autre des pensées qui me viennent dans une langue que je ne peux me formuler, mais qui malgré moi me sert de référence. Il en résulte que je n’existe que par un langage personnel qui laisse à croire que j’ai quelque poésie alors qu’il n’en est rien.
Je suis né aveugle, vraisemblablement. Mais je ne l’ai su que plus tard car je ne savais pas que l’on eu pu voir. Ainsi, les liens que j’établissais avec le monde devaient beaucoup à mes sensations. Je ressentais voilà tout, et je ne soupçonnais pas qu’il put en être autrement.
Ma première maison fut un orphelinat et comme nos maîtres nous appelaient des orphelins, je croyais que mes camarades étaient mes frères et que ma mère avait pour nom Orpheline. Ce nom je l’aimais bien, et quand on me lut plus tard la légende d’Orphée, je compris qu’il me faudrait faire un tour aux Enfers pour retrouver les miens.
Cet orphelinat se situait près de la ville de Bistrita, non loin de la route qui grimpait le long de la dépression de Dorne jusqu’au col de Borgo, aux Monts Rodna qui dominaient la vallée. Bistrita est une curieuse cité médiévale, plus allemande que roumaine, où se mêle une population composite d’origine roumaine, hongroise et sicule. Les Sicules revendiquaient un héritage d’incontestable cruauté puisqu’ils s’affirmaient les descendants des Huns. Du haut des remparts croulants de la vieille ville, il apparaît aux moins avertis que Bistrita dut être une puissante place forte, aux marches de la Transylvanie, et son immense place du marché, cernée de maisons bourgeoises de style baroque allemand, aux crépis de couleurs, témoigne de l’importance de cette cité marchande, carrefour des voies commerciales qui, passant par la Transylvanie, menaient en Pologne et en Bohême, au Nord, en Moldavie à l’Est.
L’orphelinat de Rodna se situait donc dans les montagnes à près de deux mille mètres d’altitude, là où les neiges sont éternelles. Il était tenu par des moines trappistes qui consacraient tout leur temps à la prière. Ce sont des clarisses qui s’occupaient de nous.
Mes premiers vrais souvenirs me renvoient toujours à ma cellule. Je sens encore le lit de bois, la table, la chaise et le prie-Dieu qui composaient mon univers, mais plus encore les carreaux au-dessus de la porte qui donnait sur le couloir du dortoir. Le soir, un moine nous enfermait de l’extérieur en poussant un petit loquet. La sœur qui veillait sur nous la nuit, faisait des rondes à intervalles réguliers. Son pas était léger. Nous nous levions à cinq heures. L’ordre du jour était toujours le même. Nous courions dans les jardins du monastère, puis nous allions faire notre toilette dans une bâtisse aménagée à cet effet. Une collation nous était servie dans le réfectoire. J’entendais le bruit des couverts dans les bols et la voix « d’un grand » lisant la bible. Avant de rejoindre la salle d’études, nous faisions une halte à la chapelle. J’aimais tout particulièrement ces instants de paix. Le silence qui régnait aiguisait mes sens. Il y avait ici comme une présence, une présence de femme, et je m’étais convaincu que cette femme était ma mère. C’était une dame de pierre que rien ne semblait émouvoir. Elle portait de longs voiles qui lui couvraient le corps. Combien de fois l’ai-je doucement caressée en secret, sans qu’elle ne prononce le moindre mot. La mère muette avait accouché d’un enfant aveugle et dans mon imaginaire il n’y avait rien à redire à cela.
Je dois à sœur Constance de savoir lire...
(à suivre)
... Sœur Constance s’était prise d’affection pour moi. Elle me lisait des poèmes en dessinant avec ses doigts de fée les lettres des mots sur mon corps. Les lettres de l’alphabet s’inscrivaient sur mon torse comme sur du papier vélin. Et elle riait, et je riais aussi. Mais le plus merveilleux est qu’elle me demanda de dessiner l’abécédaire sur son propre corps. Mes mains, petites, écrivaient dans un ravissement indescriptible, les lettres sur sa peau que je devinais fine.
Puis m’enhardissant, j’écrivis un jour une phrase sur sa poitrine.
- Sais-tu ce que tu viens d’écrire ? me demanda-t-elle d’une voix douce.
- Non, répondis-je.
- ‘’Je vous aime’’, dit-elle enfin.
J’ouvris alors mes yeux que je croyais fermés et je vis. Elle était là, devant moi, cette vieille femme au visage passé, avec dans le regard l’éclat perdu des non-voyants. Elle se leva et referma le livre de poésie.
- Bien. Il faut que j’y aille, finit-elle par dire en me quittant.
Elle mourut le lendemain.
J’assistais à l’enterrement dans un état indescriptible de confusion. Je n’ai jamais su pleurer, mais ce jour là une larme de sang est tombée dans ma main.
Trois jours plus tard je fus convoqué par le Père Supérieur. Son bureau était flanqué dans les combles du monastère. La pièce était petite et sa table jonchée de livres ouverts. Incontestablement cet homme aimait à se documenter. Il devait avoir la cinquantaine et portait haut la tête sur un corps lourd et massif. Il me pria de m’asseoir. La chaise était trop grande pour moi. J’avais, selon les dires du médecin, à peu près douze ans. Il se leva pour prendre un verre d’eau qu’il but d’un trait puis me dit d’un ton étale :
- Si nous n’étions pas soutenus par quelques puissants de ce monde, notre monastère ne serait rien. Il y a bientôt dix ans que des bohémiens vous ont déposé devant la grille du parc. Je le sais, je les ai vus. Ils étaient arrivés sur leur roulotte. Une femme en descendit, vous tenant par la main, et se mit à parler dans un dialecte qui m’était étranger. Je m’avançais vers la femme, mais elle prit peur et regagna la roulotte qui partit aussitôt. Il y avait un baluchon à vos pieds. Je m’en saisi et nous traversâmes tous deux le jardin pour nous rendre à la lingerie, où des clarisses s’occupèrent de vous. Dans votre baluchon, à part quelques vêtements vétustes et un croûton de pain, je trouvais une gravure sur bois représentant un animal fabuleux sous lequel était gravé « Principauté de Fagaras. ». (Il me la donna). C’est pour cela que nous vous avons appelé Fagaras qui s’est transformé avec le temps en Fagar. Mais le plus curieux est que depuis lors le Monastère bénéficia d’une aide financière sans précédant. Chaque année, au nouvel an, un cavalier d’une haute stature venait me remettre une bourse d’or plus lourde qu’une oie. Il demandait de vos nouvelles, puis il repartait. Je n’ai jamais rencontré d’homme plus impressionnant. Il montait les escaliers quatre à quatre tant ses jambes étaient grandes. Je dis : il montait, car cette année il n’est pas venu. C’est une femme qui s’est présentée à sa place. Après m’avoir remis son trésor, elle me demanda la permission de séjourner avec nous afin de s’occuper de vous. J’y consentis et la fit passer pour la none d’un couvent des montagnes, alors qu’en vérité elle était servante dans le château d’un seigneur voisin. Renseignements pris, le château en question n’est plus que ruines, et nulle âme du bon Dieu n’y pourrait y trouver asile sans en perdre la raison. Je laissais cependant la vielle dame accomplir son œuvre et comme vous le savez, elle y est parvenue.
Si je vous dis tout cela mon enfant c’est que je suis rappelé auprès du Saint Père et que je dois donc quitter la place. Un autre père prendra la relève. Autres temps, autres mœurs. Rien ne saura plus comme avant et notre monastère retrouvera demain sa vocation première ; celle d’abriter des trappistes coupés du monde, pour mieux prier pour lui. Croyez-vous à la force de la prière, monsieur Fagar ?
- Que vont devenir les orphelins ? lui demandais-je.
- Ils seront confiés à des familles comme garçons ou filles de peine.
Ainsi va la vie. Mais pour vous, il en ira autrement, si vous le voulez bien. Je connais le bourgmestre de la ville qui vous prendra sous son aile, pour peu qu’on lui donne de cet or sonnant et trébuchant qui ouvre les cœurs. Tenez, voici la bourse que m’a remise Constance. Elle vous sera d’un grand secours.
Je partis donc sans avoir répondu à sa question qui ne demandait peut-être pas de réponses, traînant le pas sous le poids de mon trésor.
Le mois suivant par un soir l’hiver, notre bon Père s’en fut pour l’Italie. Notre nouveau Père nous fit réunir dans la cour intérieure au petit matin. Il faisait un froid de canard. Des flocons de neige nous pendaient au nez. Apparut alors une cohorte d’hommes et de femmes, aux visages bouffis par la rudesse des temps.
Le Père nous dit alors d’une voix forte que nous étions des bienheureux. Que les fermiers avaient besoin de petites mains et qu’ils allaient passer dans nos rangs pour faire leurs choix, et qu’il nous demandait de faire bonne mine et de ne point opposer de résistance. Mais auparavant, il pria le dit ‘’Fagar’’ de se présenter au bourgmestre qui l’accompagnait. J’avais à mes côtés une jeune fille un peu plus vieille que moi qui se nommait Agatha. Je lui avais donné la veille ma bourse et la gravure de bois de Fagaras.
- Allez ! lui dis-je.
Elle me regarda les larmes aux yeux.
- Pourquoi moi ? dit-elle.
/- Je ne sais pas. Peut-être parce que tu es une fille ? répondis-je.
Et elle se dirigea vers le bourgmestre.
J’entendis le Père dire que Fagar était un garçon.
- Quelle importance que ce soit une fille ou un garçon, répondit le notable.
Et je vis la jeune enfant suivre son bonhomme de tuteur en trottinant. Elle se retourna, posa sa main libre à ses lèvres, et me souffla un baiser de neige. Ce baiser, je l’ai gardé dans ma mémoire comme un cadeau du ciel.
L’homme qui me contemplait à présent était fort comme un turc. Il me prit par mon gilet et me souleva de terre.
- Comment t’appelles-tu ? me demanda-il.
Et je lui crachais au visage. Je fus emporté dans une carriole avec d’autres enfants. La route fut longue. Elle empruntait des chemins escarpés qui traversaient la forêt. En nous voyant passer, sur le bord de la route les femmes se signaient. Un camarade plus audacieux tenta de s’échapper en sautant de la carriole, mal lui en prit. Notre maître épaula son fusil et tira sur le fugitif. Le coup de feu écorcha le silence, des oiseaux s’agitèrent dans les arbres. L’adolescent s’affala sur les fougères. A la nuit tombée nous arrivâmes enfin.
Sa maison était la maison des morts. Notre tâche consistait à profaner les tombes, ouvrir les cercueils et récupérer les bijoux et objets funèbres qui s’y trouvaient. La clique de notre maître qui se faisait appeler Mihnéa, se chargeait d’arracher dents et ongles pour je ne sais quel profit.
Mihnéa était le barbare des cimetières. Une fois les caveaux et autres cryptes détroussés nous quittions l’endroit pour d’autres places. Tous les morts ne se ressemblent pas. Il y en a de gais, il y en a de tristes. Parfois leurs dépouilles demeuraient intactes. Lorsqu’il s’agissait d’une jeune fille, je m’empressais de détruire le corps pour qu’il ne lui arrive pas quelque
chose de pis.
C’est ainsi que je grandis, à l’ombre des défunts. Et puis un jour, Mihnéa pensant sans doute que sa fortune était faite, nous ramena chez lui. Il avait investi un village abandonné dans les hauts plateaux d’une montagne. Ainsi après avoir troussé les morts il s’emparait de la demeure des vivants…
(à suivre)
Vue sur Bistrita au XVIII e s. |
... Sœur Constance s’était prise d’affection pour moi. Elle me lisait des poèmes en dessinant avec ses doigts de fée les lettres des mots sur mon corps. Les lettres de l’alphabet s’inscrivaient sur mon torse comme sur du papier vélin. Et elle riait, et je riais aussi. Mais le plus merveilleux est qu’elle me demanda de dessiner l’abécédaire sur son propre corps. Mes mains, petites, écrivaient dans un ravissement indescriptible, les lettres sur sa peau que je devinais fine.
Puis m’enhardissant, j’écrivis un jour une phrase sur sa poitrine.
- Sais-tu ce que tu viens d’écrire ? me demanda-t-elle d’une voix douce.
- Non, répondis-je.
- ‘’Je vous aime’’, dit-elle enfin.
J’ouvris alors mes yeux que je croyais fermés et je vis. Elle était là, devant moi, cette vieille femme au visage passé, avec dans le regard l’éclat perdu des non-voyants. Elle se leva et referma le livre de poésie.
- Bien. Il faut que j’y aille, finit-elle par dire en me quittant.
Elle mourut le lendemain.
J’assistais à l’enterrement dans un état indescriptible de confusion. Je n’ai jamais su pleurer, mais ce jour là une larme de sang est tombée dans ma main.
Trois jours plus tard je fus convoqué par le Père Supérieur. Son bureau était flanqué dans les combles du monastère. La pièce était petite et sa table jonchée de livres ouverts. Incontestablement cet homme aimait à se documenter. Il devait avoir la cinquantaine et portait haut la tête sur un corps lourd et massif. Il me pria de m’asseoir. La chaise était trop grande pour moi. J’avais, selon les dires du médecin, à peu près douze ans. Il se leva pour prendre un verre d’eau qu’il but d’un trait puis me dit d’un ton étale :
- Si nous n’étions pas soutenus par quelques puissants de ce monde, notre monastère ne serait rien. Il y a bientôt dix ans que des bohémiens vous ont déposé devant la grille du parc. Je le sais, je les ai vus. Ils étaient arrivés sur leur roulotte. Une femme en descendit, vous tenant par la main, et se mit à parler dans un dialecte qui m’était étranger. Je m’avançais vers la femme, mais elle prit peur et regagna la roulotte qui partit aussitôt. Il y avait un baluchon à vos pieds. Je m’en saisi et nous traversâmes tous deux le jardin pour nous rendre à la lingerie, où des clarisses s’occupèrent de vous. Dans votre baluchon, à part quelques vêtements vétustes et un croûton de pain, je trouvais une gravure sur bois représentant un animal fabuleux sous lequel était gravé « Principauté de Fagaras. ». (Il me la donna). C’est pour cela que nous vous avons appelé Fagaras qui s’est transformé avec le temps en Fagar. Mais le plus curieux est que depuis lors le Monastère bénéficia d’une aide financière sans précédant. Chaque année, au nouvel an, un cavalier d’une haute stature venait me remettre une bourse d’or plus lourde qu’une oie. Il demandait de vos nouvelles, puis il repartait. Je n’ai jamais rencontré d’homme plus impressionnant. Il montait les escaliers quatre à quatre tant ses jambes étaient grandes. Je dis : il montait, car cette année il n’est pas venu. C’est une femme qui s’est présentée à sa place. Après m’avoir remis son trésor, elle me demanda la permission de séjourner avec nous afin de s’occuper de vous. J’y consentis et la fit passer pour la none d’un couvent des montagnes, alors qu’en vérité elle était servante dans le château d’un seigneur voisin. Renseignements pris, le château en question n’est plus que ruines, et nulle âme du bon Dieu n’y pourrait y trouver asile sans en perdre la raison. Je laissais cependant la vielle dame accomplir son œuvre et comme vous le savez, elle y est parvenue.
Si je vous dis tout cela mon enfant c’est que je suis rappelé auprès du Saint Père et que je dois donc quitter la place. Un autre père prendra la relève. Autres temps, autres mœurs. Rien ne saura plus comme avant et notre monastère retrouvera demain sa vocation première ; celle d’abriter des trappistes coupés du monde, pour mieux prier pour lui. Croyez-vous à la force de la prière, monsieur Fagar ?
- Que vont devenir les orphelins ? lui demandais-je.
- Ils seront confiés à des familles comme garçons ou filles de peine.
Ainsi va la vie. Mais pour vous, il en ira autrement, si vous le voulez bien. Je connais le bourgmestre de la ville qui vous prendra sous son aile, pour peu qu’on lui donne de cet or sonnant et trébuchant qui ouvre les cœurs. Tenez, voici la bourse que m’a remise Constance. Elle vous sera d’un grand secours.
Je partis donc sans avoir répondu à sa question qui ne demandait peut-être pas de réponses, traînant le pas sous le poids de mon trésor.
Le mois suivant par un soir l’hiver, notre bon Père s’en fut pour l’Italie. Notre nouveau Père nous fit réunir dans la cour intérieure au petit matin. Il faisait un froid de canard. Des flocons de neige nous pendaient au nez. Apparut alors une cohorte d’hommes et de femmes, aux visages bouffis par la rudesse des temps.
Le Père nous dit alors d’une voix forte que nous étions des bienheureux. Que les fermiers avaient besoin de petites mains et qu’ils allaient passer dans nos rangs pour faire leurs choix, et qu’il nous demandait de faire bonne mine et de ne point opposer de résistance. Mais auparavant, il pria le dit ‘’Fagar’’ de se présenter au bourgmestre qui l’accompagnait. J’avais à mes côtés une jeune fille un peu plus vieille que moi qui se nommait Agatha. Je lui avais donné la veille ma bourse et la gravure de bois de Fagaras.
- Allez ! lui dis-je.
Elle me regarda les larmes aux yeux.
- Pourquoi moi ? dit-elle.
/- Je ne sais pas. Peut-être parce que tu es une fille ? répondis-je.
Et elle se dirigea vers le bourgmestre.
J’entendis le Père dire que Fagar était un garçon.
- Quelle importance que ce soit une fille ou un garçon, répondit le notable.
Et je vis la jeune enfant suivre son bonhomme de tuteur en trottinant. Elle se retourna, posa sa main libre à ses lèvres, et me souffla un baiser de neige. Ce baiser, je l’ai gardé dans ma mémoire comme un cadeau du ciel.
L’homme qui me contemplait à présent était fort comme un turc. Il me prit par mon gilet et me souleva de terre.
- Comment t’appelles-tu ? me demanda-il.
Et je lui crachais au visage. Je fus emporté dans une carriole avec d’autres enfants. La route fut longue. Elle empruntait des chemins escarpés qui traversaient la forêt. En nous voyant passer, sur le bord de la route les femmes se signaient. Un camarade plus audacieux tenta de s’échapper en sautant de la carriole, mal lui en prit. Notre maître épaula son fusil et tira sur le fugitif. Le coup de feu écorcha le silence, des oiseaux s’agitèrent dans les arbres. L’adolescent s’affala sur les fougères. A la nuit tombée nous arrivâmes enfin.
Sa maison était la maison des morts. Notre tâche consistait à profaner les tombes, ouvrir les cercueils et récupérer les bijoux et objets funèbres qui s’y trouvaient. La clique de notre maître qui se faisait appeler Mihnéa, se chargeait d’arracher dents et ongles pour je ne sais quel profit.
Mihnéa était le barbare des cimetières. Une fois les caveaux et autres cryptes détroussés nous quittions l’endroit pour d’autres places. Tous les morts ne se ressemblent pas. Il y en a de gais, il y en a de tristes. Parfois leurs dépouilles demeuraient intactes. Lorsqu’il s’agissait d’une jeune fille, je m’empressais de détruire le corps pour qu’il ne lui arrive pas quelque
chose de pis.
C’est ainsi que je grandis, à l’ombre des défunts. Et puis un jour, Mihnéa pensant sans doute que sa fortune était faite, nous ramena chez lui. Il avait investi un village abandonné dans les hauts plateaux d’une montagne. Ainsi après avoir troussé les morts il s’emparait de la demeure des vivants…
(à suivre)